
La fabrication des billets en France de Mathieu BIDAUX
- mai 24, 2022
- par
- Pierre



L’ouvrage de Mathieu BIDAUX « La fabrication des billets en France – Construire la confiance monétaire » a été publié il y a quelques semaines. Il porte sur l’histoire du billet de banque en France et retrace les grandes étapes qui ont marqué la vie de ce moyen de paiement. C’est l’occasion pour NUMISMAG d’interviewer ce jeune auteur, issu du monde universitaire. A coup sûr, son ouvrage devra faire partie de la bibliothèque de tout collectionneur de billets qui se respecte!
NUMISMAG: Mathieu, quel a été votre parcours académique?
MATHIEU BIDAUX: Après des études d’histoire menées à l’Université de Rouen, j’y ai obtenu un Master recherches. Mon premier sujet de recherche portait sur le parcours d’Ernest Vaughan, patron du journal L’Aurore qui a publié l’article « J’Accuse ! » de Zola. Puis j’ai obtenu un Master professionnel en Conseil éditorial à l’Université de Paris-Sorbonne. Et enfin, j’ai mené mes recherches de doctorat en histoire contemporaine sous la direction d’Olivier Feiertag, toujours à l’Université de Rouen. C’est ce dernier travail qui a conduit à la publication du livre « La fabrication des billets en France. Construire la confiance monétaire 1800-1914″ aux Presses de Sciences po.
NUMISMAG: En quoi consistait votre mission à la Banque de France de 2016 à 2018?
MATHIEU BIDAUX: Après avoir postulé à l’appel d’offre de la Mission historique de la Banque de France en 2015, j’ai été sélectionné pour réaliser une thèse en convention CIFRE (Convention industrielle de formation par la recherche) qui offre la possibilité à un étudiant de conduire ses recherches de doctorat au sein d’une entreprise sur un sujet qui intéresse directement l’activité de l’entreprise. En l’occurrence ici, l’histoire de son activité industrielle : la fabrication des billets. J’étais donc un agent de la Banque de France chargé de réaliser une thèse. Je devais également prendre en charge le secrétariat scientifique de la Mission historique de la Banque de France (suivi des activités, relations avec les étudiants, organisation des colloques, assister aux réunions et rédaction des comptes rendus, communication, etc.).
MATHIEU BIDAUX, jeune chercheur universitaire, auteur du livre
NUMISMAG: Pourquoi vous êtes-vous spécialisé plus particulièrement dans la Numismatique?
MATHIEU BIDAUX: S’intéresser à la numismatique s’avérait nécessaire pour répondre aux questions que je me posais au cours de mon travail de recherche. C’était un outil, une science auxiliaire de l’histoire me permettant d’écrire l’histoire industrielle de la fabrication des billets. La numismatique m’aidait à répondre à la question que je me posais : comment le billet a-t-il gagné la confiance des Français ?
NUMISMAG: Quelle période couvre votre ouvrage?
MATHIEU BIDAUX: Ma thèse portait sur la période comprise entre 1857 et 1945 mais en réalité, pour expliquer les stratégies de défense du billet de banque, j’étais revenu naturellement aux décisions prises à la fondation de la Banque de France en 1800. C’est pourquoi l’ouvrage débute en 1800. La date de 1914 s’est imposée d’elle-même. A partir de la Première Guerre mondiale, le billet de banque prend une autre dimension. Il s’impose partout. Industriellement, la Banque de France passe à une autre échelle avec la fondation de l’imprimerie de Chamalières et de la papeterie de Vic-le-Comte au cours du conflit. Disons que, de 1800 à 1914, l’ouvrage couvre la première longue période de la fabrication des billets en France.
NUMISMAG: Quelles sont les principales thématiques abordées dans ce dernier?
MATHIEU BIDAUX: Dans cet ouvrage, j’aborde les mesures prises par la Banque de France pour susciter la confiance des porteurs de billets, en particulier au point de vue matériel. La première partie évoque la façon dont la Banque de France conçoit sa clientèle, comment elle en vient à émettre des coupures aux valeurs faciales de plus en plus basses, quels sont les acteurs qui interviennent dans les débats, une véritable chaîne d’évaluation des besoins (Banque de France, ministres, Chambre des députés et Sénat, chambres de commerce, presse). Puis le livre se penche sur la construction et l’entretien de la confiance dans la monnaie fiduciaire : qui fabrique les billets, comment les acteurs les ont-ils conçus, quelles questions se posaient les régents de la Banque de France, les ingénieurs, les ouvriers, quelles machines et techniques ont été sélectionnées et pourquoi. L’appareil industriel de la Banque de France se doit de mettre en place une veille technologique, une surveillance des progrès des techniques des faussaires. Elle ne doit pas se laisser distancer par les techniques de reproduction d’images de l’industrie privée, au risque de se mettre à la portée de contrefaçons pouvant faire vaciller la confiance dans ses billets.
NUMISMAG: Quels sont les facteurs qui expliquent selon vous que la monnaie fiduciaire se soit imposée à partir de 1800?
MATHIEU BIDAUX: D’abord, les billets de la Banque de France étaient bien défendus. La Banque de France a été créée sur les fondations de la Caisse des comptes courants dont le personnel de l’imprimerie avait bénéficié de l’expérience de l’assignat et des commissions qui avaient bien étudié le problème de la sécurisation de la monnaie à la fin du XVIIIe siècle. Ensuite, les billets tirent leur légitimité de la loi qui donne un privilège d’émission à la Banque de France (d’abord à Paris puis étendu petit à petit là où elle avait des comptoirs et enfin à toute la France en 1848). Aussi, les valeurs faciales étaient très fortes (500 F et 1000 F), ce qui veut dire que les billets de banque circulaient dans des milieux qui constituaient la clientèle cible de la Banque de France ; une clientèle habituée à manier de l’argent et qui trouve plus pratique d’employer des billets de banque, qui constituaient de véritables certificats d’or puisqu’ils étaient échangeables à vue aux caisses de la Banque, plutôt que de déplacer des espèces pour une transaction. De plus, les billets de la Banque de France ne sont pas un papier-monnaie sans valeur mais bien une monnaie marchande qui équivaut une valeur en espèces métalliques.
NUMISMAG: Quel a été le rôle de la banque de France plus particulièrement dans ce domaine?
MATHIEU BIDAUX: La direction de la Banque de France se montre très prudente, stable dans sa politique d’émission et essaie de gagner la confiance de ses usagers. Elle a d’ailleurs une conception si étroite de sa clientèle qu’elle freine le développement des coupures les plus basses et utiles à d’autres populations comme le montre Patrice Baubeau dans un article récent (Dialogues d’histoire ancienne supplément, 2020). Au service de la fabrication des billets, la direction se montre attentive à chaque retour des caisses de la Banque. Dès l’apparition d’un faux billet détecté, une enquête est menée et la sécurité des billets est réévaluée si nécessaire.
Hôtel GAILLARD – Musée de la Banque de France en travaux
NUMISMAG: Peut on parler d’une lente démocratisation de l’usage du billet de banque au cours du 19eme siècle?
MATHIEU BIDAUX: Dans le roman Le Bachelier de Jules Vallès, le jeune étudiant Vingtras reçoit 40 F par mois de ses parents pour survivre à Paris, loyer compris. On est alors vers 1850 et le billet de 50 F ne sera émis qu’en 1864 ! C’est dire la lenteur avec laquelle le billet de banque va devenir un moyen de paiement démocratisé.
Avec la guerre de 1870 et ses conséquences (notamment le cours forcé, l’inconvertibilité des billets en espèces), la Banque de France est obligée d’émettre des billets de 5 F, 25 F et 20 F pour que l’économie française puisse faire face aux difficultés monétaires, ce qui démocratise l’usage du billet. Mais cette première démocratisation est de courte durée et la Banque de France fait tout pour retirer de la circulation ces coupures de 5 F, 25 F et 20 F car elle ne conçoit pas la population générale comme sa clientèle principale qu’elle juge, en plus, capable de céder à des paniques pouvant provoquer la banqueroute de la Banque de France qui est encore un établissement privé à cette époque – mais peut-être instrumentalise-t-elle cette peur pour défendre ses intérêts propres sans réaliser le service public, coûteux, qu’on attend d’elle ?
5 francs bleu – mis en circulation en 1914
Billets de 20 euros après massicotage – Banque de France
Il faut attendre la Première Guerre mondiale et la réapparition des petites coupures pour que le billet de banque soit adopté par le plus grande nombre, soit plus de 100 ans pour que la monnaie fiduciaire s’impose dans la vie quotidienne. La population, les entreprises, les administrations finiront par tout payer en billets (salaires, achats de la vie courante, etc.). Après le premier conflit mondial, on entre dans l’âge d’or du billet.
NUMISMAG: Quels sont les grands sauts technologiques dans les processus de fabrication pour lutter contre la contrefaçon?
MATHIEU BIDAUX: L’adoption de la typographie d’une grande qualité dès 1800, l’adoption de la galvanisation pour multiplier des clichés d’impression rigoureusement identiques en 1848, l’invention de la machine à papier Dupont dans les années 1870 (voir la revue PapierS de 2021), du nom de l’ingénieur centralien de la Banque de France, qui permet de fabriquer du papier filigrané pour les coupures aux plus fortes valeurs faciales (500 F et 1000 F), la mise au point de la taille douce dans les années 1920 et 1930 font partie des grands sauts technologiques permettant de conjuguer qualité et quantité et de lutter contre les faussaires. Certaines inventions de la Banque de France sont en avance ou se font avec l’industrie privée comme la mise au point de l’impression typographique en quatre couleurs (avec le constructeur Edouard Lambert) ou la photogravure avec le concours de Dujardin. Ces sauts technologiques ont pour point commun de permettre à la production de billets de conserver une exigence de qualité et, en même temps, de bénéficier une standardisation, une homogénéisation des coupures.
Atelier d’imprimerie de la Banque de France sous verrière – Paris
Laboratoire de la Banque de France à Chamalières
NUMISMAG: Il y a t’il eu un réel soucis de la Banque de France de confectionner des billets de banque telles des «œuvre d’art», en faisant appel en particulier à des artistes connus de chaque époque?
MATHIEU BIDAUX: Lors de mes recherches, j’ai surtout constaté que la Banque de France s’attachait les services d’artistes reconnus pour leur talent, pour leur main unique, pour leur capacité à bien saisir les difficultés à opposer aux faussaires et donc à réaliser des œuvres imposant une certaine dextérité dont ne dispose pas le premier individu venu. Andrieu, Percier, Barre, Cabasson, Dujardin, Romagnol et tant d’autres ont été sélectionnés pour la qualité de leurs œuvres. Ce n’est pas tellement la volonté de faire une « œuvre d’art » qui motivait, en premier lieu, la direction de l’imprimerie mais plutôt celle de rendre difficilement imitable la vignette des billets, ce que parvenaient à faire les artistes travaillant avec l’imprimerie. Claude Pouillet, le célèbre physicien et conseil du service de la fabrication des billets, avait même jugé que le dessin importait peu.
Ensuite, il arrivait que les régents de la Banque de France soient séduits par la vignette, une œuvre d’art de fait, et la valide pour mettre en circulation la coupure.
NUMISMAG: Quel a été l’impact des crises majeures sur la monnaie fiduciaire (production et usage) au cours de la période que vous avez étudiée (crise économique, troubles sociaux, révolutions, guerres, épidémies, exodes, etc…)?
MATHIEU BIDAUX: Les crises majeures (Révolution de 1848, crises économiques, guerre franco-prussienne, Première Guerre mondiale) conduisent à des crises monétaires. Les espèces métalliques se font rares. Pour tenter d’enrayer ces crises, l’Etat a recours à la Banque de France et déclare le cours forcé, l’inconvertibilité des billets aux caisses contre des espèces pour protéger l’encaisse de la Banque et autorise la création de coupures aux valeurs faciales plus basses (100 F en 1848, 50 F dès 1857 mais émis en 1864, 5 F, 25 F, 20 F en 1870-1871, puis 20 F en 1914 , 10 F en 1916 et 5 F en 1918). Ces crises font brutalement survenir les billets dans les poches des Français et constituent des apprentissages forcés et soudains des billets. Dans la mesure où la population n’a pas le choix, elle emploie la monnaie fiduciaire. Ce boom des besoins a forcément des conséquences dans les ateliers de la Banque de France. Il faut hisser l’appareil industriel à une autre échelle pour remplir tous les besoins, tout en gardant en tête l’objectif de la sécurisation de la monnaie. L’urgence des situations est néfaste pour la variable « défense du billet » dans l’équation de la fabrication des billets. C’est un moment où les faussaires peuvent glisser plus facilement leurs contrefaçons car l’impression et les défenses peuvent être d’une qualité moindre qu’en temps de paix. De plus, toute la population n’est pas encore habituée à reconnaître un vrai d’un faux billet.
NUMISMAG: La disparition programmée de la monnaie fiduciaire (avec l’euro numérique de banque centrale notamment), vous y croyez?
MATHIEU BIDAUX: C’est toujours difficile de faire des pronostics. Si les banques centrales ont la volonté d’imposer des euros numériques, il y a toutes les chances pour que ces euros numériques remplacent, petit à petit, la monnaie fiduciaire, ou, du moins, progressent. Le principal enseignement de mon livre est que les individus font confiance en une monnaie si elle est bien défendue matériellement et que sa solidité est de notoriété publique. La population fait également confiance en une monnaie si elle a la capacité de vérifier, par elle-même, si cette monnaie est authentique ou non, ce qui est possible avec le billet de banque. Avec les monnaies numériques, quelque part, on est totalement dépossédé de cette faculté, ce qui peut constituer un obstacle à l’acquisition d’une totale confiance dans ces monnaies. Mais c’est déjà le cas avec la carte bancaire et tout le monde, ou presque, l’utilise.
L’autre inconvénient des monnaies numériques est leur dépendance à l’énergie électrique. Avec le contexte des tensions internationales, avec un réchauffement climatique dont on ne mesure pas forcément toutes les conséquences, avec le problème de l’accès à certaines ressources (charbon, minerai pour le nucléaire, etc.), avec une éventuelle tempête solaire importante, il n’est pas impossible qu’à l’avenir des coupures de courant surgissent et mettent à mal les systèmes de paiement. Concrètement, pourra-t-on, dès lors, utiliser ses euros numériques en cas de problème ? Cela paraîtrait compromis (cela est déjà arrivé que des pannes interrompent toute possibilité de payer par carte bancaire puisque les terminaux de paiement étaient privés de courant). Pour ces raisons, je pense que la monnaie fiduciaire a de bonnes chances de continuer à exister, au moins comme moyen de paiement thésaurisé par les particuliers. Le billet étant, en outre, très bien défendu aujourd’hui.
Pour autant, les monnaies numériques émises par les banques centrales devraient se développer puisqu’elles devraient être pratiques pour certains usages.
NUMISMAG: Quel avenir pour nos collections de billets peut engendrer cette évolution?
MATHIEU BIDAUX: Ce qui se fait rare prend de la valeur ! Et le billet, lui, est tangible.
Le livre de Mathieu BIDAUX a été publié en février 2022 par les Editions Sciences Po – Les Presses. Il est disponible en librairie et sur la plateforme AMAZON au prix de 35€, pour l’édition papier.
Sources: MATHIEU BIDAUX et NUMISMAG.